La pièce D-4 et l’objection du Demandeur à sa production

[66]        Pendant son témoignage, M. Alexeev affirme que, le 28 mars 2016, par courrier électronique (« e-mail »), il a transmis un avis[14] au Demandeur l’informant qu’il devait cesser ses travaux parce que tout ce qu’il avait fait « is crooked and all over the place …».

[67]        Notons que la pièce produite est en fait une copie papier du courriel apparemment transmis et qui est rédigé presque entièrement en russe, sauf pour une phrase, écrite en anglais (« DO NOT CONTINUE ANYTHING INSIDE THE HOUSE [...] »). Une traduction en langue française a été produite[15].

[68]        Pour le Défendeur, ce courriel est important, puisqu’il répond à deux arguments présentés par M. Papp.

[69]        D’une part, contrairement à ce que ce dernier affirmait pendant son témoignage, il confirme que le Défendeur s’est plaint en cours d’exécution de la mauvaise qualité des travaux effectués par le Demandeur.

[70]        D’autre part, il contredit un autre argument du Demandeur voulant que le contrat d’entreprise n’ait jamais fait l’objet d’un avis formel de résiliation, de sorte qu’il était justifié de poursuivre l’exécution de ses travaux jusqu’à la fin avril-début mai 2016.

[71]        M. Papp s’est objecté à la production de ce courriel. L’objection a été prise sous réserve.

[72]        Il déclare qu’il ne l’a jamais reçu et même qu’il ne l’a jamais vu autrement. Surtout, en s’appuyant sur la décision rendue par notre collègue, le juge Georges Massol, j.c.q., dans Sécurité des Deux-Rives ltée c. Groupe Meridian construction restauration inc.[16], il plaide que la copie que l’on veut produire ne satisfait pas aux règles relatives à l’intégrité et à la fiabilité d’un document électronique qui ressortent des art. 2839 à 2842 C.c.Q. et 12, 15 et 16 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information[17].

[73]        Le Tribunal maintient l’objection.

[74]        D’abord, ce courriel et les faits entourant son envoi n’ont fait l’objet d’aucune allégation précise dans la défense et demande reconventionnelle de M. Alexeev. Aucun avis de communication n’a non plus été notifié au Demandeur.

[75]        Les circonstances décrites expliquant sa transmission suscitent aussi un questionnement. Les parties ont toujours communiqué entre elles par message texte ou par téléphone, jamais par Internet, et, selon ce que mentionne le Défendeur, la raison pour laquelle ce mode de transmission a été utilisé tient seulement au fait qu’il se trouvait alors à Toronto pour une livraison en camion.

[76]        Le Tribunal est plutôt perplexe face à ces explications. En particulier, le Tribunal constate que le courriel a été envoyé seulement le 28 mars 2016, alors que le Demandeur travaillait déjà depuis plusieurs mois. Bien plus, M. Alexeev dit même que M. Papp a continué à faire des réparations par la suite, en son absence, sans son autorisation en somme !

[77]        Cela jette un doute sur l’authenticité du contenu ou la fiabilité du courriel. Dans cette perspective, le Tribunal fait siens l’analyse et les commentaires du juge Massol dans l’affaire Sécurité des Deux-Rives Ltée :

[38]      Il appartient alors à la défenderesse de prouver, selon les normes édictées aux articles 2803 et 2804 du Code civil du Québec   et ce, par prépondérance de preuve, qu'elle a mis fin au contrat par un avis de résiliation transmis à la demanderesse.

(…)

[41]      Dans un premier temps, le Tribunal considère que le document litigieux ne révèle pas uniquement un fait juridique, mais plutôt un acte juridique, soit la résiliation d'un con-trat au sens des articles 2125 et 2129 C.c.Q.

[42]      Dans un tel cas, le principe édicté à l'article 2860 (alinéa 1) C.c.Q. établit que l'acte doit être prouvé par la production de l'original ou d'une copie qui, légalement, en tient lieu. (…)

(…)

[51]      La preuve de l'intégrité du « document » se fera donc par la divulgation des méta-données qui doivent être révélées sur le document et ce, indépendamment du type de support employé.

(,,,)

[61]      Le soussigné estime que le processus prévu à l'article 89 C.p.c. est inapplicable en l'espèce pour les raisons qui suivent.

[62]      D'abord, le courriel en question (pièce P-11 / D-3) n'a pas été communiqué à la demanderesse selon les règles édictées aux articles 331.1 et suivants du Code de pro-cédure civile ; il n'a pas, non plus, été invoqué par la défenderesse, après que la deman-deresse eut mis en demeure son cocontractant de la payer en octobre 2011 et janvier 2012 (pièce P-5).

[63]      Rappelons également que le document en question n'a aucunement été mention-né dans les procédures de la défenderesse. Ce dernier n'a été transmis que quelques jours avant l'audience. L'avis officiel a été produit après.

(…)

[66]      Autrement dit, la demanderesse ne pouvait pas, dans un affidavit, énoncer de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l'atteinte à l'intégrité du support puisque le document qu'on lui proposait ne contenait aucun détail (métadonnées) et a été transmis à la dernière minute. Les prescriptions des articles 6 de la Loi concernant le cadre juridique et 2839 C.c.Q. n'ont pas été rencontrées.

[67]      Celui qui invoque un courriel papier doit démontrer son authenticité (confection, non-altération), bien qu'il n'a pas besoin de faire la démonstration que le logiciel ou le réseau sur lequel il est conservé, ou par lequel il a migré, assure son intégrité. C'est là où se réunissent les principes énoncés aux articles 6 et 7 de la Loi concernant le cadre juridique ainsi que 2839 et 2840 C.c.Q.

[68]      Conséquemment, Sécurité Deux-Rives peut s'attaquer à l'intégrité du contenu, lequel n'est pas visé par les dispositions précitées.

[69]      Il existe de même un autre motif pour écarter l'application de l'article 89 C.p.c. : Groupe Meridian ne s'est aucunement objectée à la présentation de la preuve et de la démonstration faite par monsieur Nicoletti, représentant de la demanderesse.

[70]      On ne s'est pas non plus objecté à l'absence d'affidavits, si tant est qu'il aurait fallu en fournir un, comme mentionné précédemment.

[71]      Le Tribunal estime que l'article 89 C.p.c. est d'ordre privé et doit être soulevé par la partie qui veut en bénéficier, conformément à l'article 2859 C.c.Q..

[72]      Notons que les termes employés par le législateur, au dernier paragraphe de l'ar-ticle 89 C.p.c., ne sont pas assimilables à une présomption absolue.

[73]      La raison principale expliquant l'inapplicabilité du mécanisme prévu à l'article 89 C.p.c. réside dans le fait que ce que tente d'introduire en preuve la défenderesse n'est pas le document comme tel, mais une copie. Le transfert du document original aurait ainsi fait perdre le caractère technologique audit document puisque la feuille de papier produite telle quelle ne révèle aucune information permettant à l'autre partie d'en contes-ter l'intégrité, fardeau extrêmement élevé et contestable prévu aux articles 2840 C.c.Q. et 7 de la Loi concernant le cadre juridique.

[74]      La présomption d'authenticité ou d'intégralité viserait le document numérique lui-même, et non le document papier fabriqué pour prouver son contenu  .

[75]      En l'occurrence, le document soumis constitue bel et bien une copie ou le trans-fert d'un document.

[76]      Dans un tel cas, c'est le mécanisme prévu aux articles 2841 et 2842 C.c.Q. de même qu'aux articles 12, 15 et 16 de la Loi concernant le cadre juridique qui reçoit appli-cation :

« 2841. La reproduction d'un document peut être faite soit par l'obtention d'une co-pie sur un même support ou sur un support qui ne fait pas appel à une technologie différente, soit par le transfert de l'information que porte le document vers un sup-port faisant appel à une technologie différente.

Lorsqu'ils reproduisent un document original ou un document technologique qui remplit cette fonction aux termes de l'article 12 de la Loi concernant le cadre juri-dique des technologies de l'information (chapitre C-1.1), la copie, si elle est certifiée, et le document résultant du transfert de l'information, s'il est documenté, peuvent lé-galement tenir lieu du document reproduit.

La certification est faite, dans le cas d'un document en la possession de l'État, d'une personne morale, d'une société ou d'une association, par une personne en autorité ou responsable de la conservation du document. »

« 2842. La copie certifiée est appuyée, au besoin, d'une déclaration établissant les circonstances et la date de la reproduction, le fait que la copie porte la même infor-mation que le document reproduit et l'indication des moyens utilisés pour assurer l'intégrité de la copie. Cette déclaration est faite par la personne responsable de la reproduction ou qui l'a effectuée.

Le document résultant du transfert de l'information est appuyé, au besoin, de la do-cumentation visée à l'article 17 de la Loi concernant le cadre juridique des technolo-gies de l'information (chapitre C-1.1). »

« 12. Un document technologique peut remplir les fonctions d'un original. À cette fin, son intégrité doit être assurée et, lorsque l'une de ces fonctions est d'établir que le document :

 

est la source première d'une reproduction, les composantes du document source doivent être conservées de sorte qu'elles puissent servir de référence ultérieure-ment ;

présente un caractère unique, les composantes du document ou de son support sont structurées au moyen d'un procédé de traitement qui permet d'affirmer le ca-ractère unique du document, notamment par l'inclusion d'une composante exclusive ou distinctive ou par l'exclusion de toute forme de reproduction du document ;

est la forme première d'un document relié à une personne, les composantes du document ou de son support sont structurées au moyen d'un procédé de traitement qui permet à la fois d'affirmer le caractère unique du document, d'identifier la per-sonne auquel le document est relié et de maintenir ce lien au cours de tout le cycle de vie du document.

Pour l'application des paragraphes 2° et 3° du premier alinéa, les procédés de trai-tement doivent s'appuyer sur des normes ou standards techniques approuvés par un organisme reconnu visé à l'article 68. »

« 15. Pour assurer l'intégrité de la copie d'un document technologique, le procédé employé doit présenter des garanties suffisamment sérieuses pour établir le fait qu'elle comporte la même information que le document source.

Il est tenu compte dans l'appréciation de l'intégrité de la copie des circonstances dans lesquelles elle a été faite ainsi que du fait qu'elle a été effectuée de façon sys-tématique et sans lacunes ou conformément à un procédé qui s'appuie sur des normes ou standards techniques approuvés par un organisme reconnu visé à l'ar-ticle 68.

Cependant, lorsqu'il y a lieu d'établir que le document constitue une copie, celle-ci doit, au plan de la forme, présenter les caractéristiques qui permettent de recon-naître qu'il s'agit d'une copie, soit par l'indication du lieu et de la date où elle a été ef-fectuée ou du fait qu'il s'agit d'une copie, soit par tout autre moyen.

La copie effectuée par une entreprise au sens du Code civil ou par l'État bénéficie d'une présomption d'intégrité en faveur des tiers. »

« 16. Lorsque la copie d'un document doit être certifiée, cette exigence peut être sa-tisfaite à l'égard d'un document technologique au moyen d'un procédé de comparai-son permettant de reconnaître que l'information de la copie est identique à celle du document source. »

[77]      Il est évident que la copie produite par la défenderesse ne respecte pas les exi-gences des articles 2841 et 2842 C.c.Q.

[78]      Il est également clair que les exigences contenues à l'article 15 de la Loi concer-nant le cadre juridique n'ont pas, non plus, été rencontrées.

[79]      Quant à la présomption édictée au dernier alinéa de l'article 15 de la loi, celle-ci est inapplicable puisqu'au bénéfice des tiers, et non de la partie qui invoque la copie.

[80]      Il en est de même de l'autre présomption générale édictée à l'article 33 de la même loi, applicable elle aussi au bénéfice exclusif du tiers.

[81]      À défaut de remplir les exigences de ces articles (divulgation des détails entourant la confection de la copie, certification, etc.), la défenderesse aurait dû, à tout le moins, faire témoigner l'auteur du document original (le courriel) et celui qui en a tiré une co-pie.

[82]      Il aurait été de même souhaitable que la défenderesse ait au moins transmis le document avec l'avis selon l'article 403 C.p.c., ce qui aurait pu faciliter grandement la preuve de l'authenticité.

(Le Tribunal souligne)

[78]        En définitive, le Tribunal conclut que le Défendeur n’a pas satisfait à son fardeau de prouver les métadonnées pertinentes au courrier électronique en litige, c’est-à-dire, comme l’explique la Cour d’appel dans Benisty c. Kloda, « une documentation inhérente, comme des métadonnées, permettant d’identifier un auteur, la date de confection, ou encore la présence de modifications dans le document », « ces métadonnées constitu[ant] une preuve inhérente du document technologique…»[18].

[79]        Aussi, de ce qui précède, le Tribunal conclut que M. Alexeev n’a pas satisfait à son fardeau de prouver, par une preuve prépondérante et convaincante, qu’il a légalement mis fin au contrat d’entreprise du Demandeur le 28 mars 2016. Ce dernier pouvait donc poursuivre l’exécution de ses travaux de rénovation, comme il dit d’ailleurs l’avoir fait jusqu’à la fin avril-début mai 2016.


Dernière modification : le 23 août 2019 à 17 h 51 min.